Riad Inaya Fez

Sefrou Ou L’exubérance

mars 5, 2025

Article de 1937 de Marie-Louise Bercher intitulé « Suite marocaine », dont deux chapitres sont consacrés à Fès et Sefrou. In : Revue des Deux Mondes

 

Sefrou n’est-elle vraiment qu’à trente-deux kilomètres de Fez ? Mais oui. Eh ! quoi, si proche et si différente ? À Fez, tout est calme, tout est intérieur, silencieux et retenu. À Sefrou, tout est spontané, exubérant, tout s’extériorise, s’amplifie en grands gestes et s’ébruite avec cris et fracas. Vous croiriez à les voir que les Fâsi sont parvenus à rejeter de leur vie ce qui, de près ou de loin, sent le désarroi et le bouleversement de l’âme.

Les gens de Sefrou semblent tous des acteurs de mélodrames ou de vaudevilles ayant pour décors leurs maisons sans intimité, communiquant les unes avec les autres par des cours traversées de rigoles d’eau vive, et par de boueux passages biscornus où les ruses sont à l’aise, les surprises fréquentes, les méprises légitimes.

À Sefrou, les femmes sont dans les rues, aux fenêtres, aux lavoirs, dans les patios ouverts, partout. Elles rivalisent d’agitation avec les hommes et avec la marmaille nerveuse qui fourmille autour de leurs jupons bariolés. Sefrou semble, jour après jour, le théâtre de nouveaux incidents comiques ou dramatiques.

Par ailleurs, c’est une ville riche. Une nature généreuse et un climat hors de pair la ceinturent d’une végétation de paradis terrestre, toute gonflée de soleil et rafraîchie de cascades. Les sources sourdent entre les verdures. Une rivière serpente parmi les champs cultivés. Les arbres d’Afrique, les arbres des vergers d’Europe, les cyprès à côté des saules, le bananier et le cerisier, les primeurs les plus rares, les fruits, les fleurs, celle du grenadier, la rose, le jasmin, et nos myosotis, nos iris, nos pensées, tout ce qui croît, mûrit et se multiplie, la terre de Sefrou l’offre à ses fils et à ses filles, avec une allégresse de création du monde. C’est le livre de la Genèse large ouvert sous le soleil. C’est l’atmosphère d’alacrité bondissante qui devait entourer les enfants de Dieu à leur création. En effet, Sefrou est juive* (* il y a, à Sefrou, une ville musulmane et une ville européenne à côté de la ville juive,  mais celle-ci, de par son importance, donne à la localité tout entière son atmosphère si particulière). Peuplée très anciennement d’une colonie de Berbères judaïsants venus du Sud, elle est demeurée fidèle à ses coutumes, à ses lois et à sa vie mi-berbère, mi-judaïque. Hommes et femmes y arborent des costumes pittoresques, par goût naturel d’abord, et ensuite peut-être pour se venger de l’obligation humiliante de se vêtir de noir infligée par les sultans aux Juifs vivant dans les villes musulmanes.

Toutefois, il est, à Sefrou, quelques vieillards à barbe et à cheveux longs qui portent le sarrau noir des mellahs. Tels étaient les deux maîtres d’école attachés à une synagogue que nous avons surpris un jour, — rien n’est clos ; on entre partout, — dans l’exercice de leur enseignement, au fond d’une salle voûtée obscure où s’entassaient deux cent cinquante jeunes garçons aux yeux éclatants. Nous eûmes plaisir à féliciter ces clercs de la vivacité intelligente de leurs disciples. Flattés, ils leur commandèrent de réciter en chœur une poésie sacrée, après quoi, sans la moindre gêne, ils tendirent la main pour nous inviter à y verser un « fabor », c’est-à-dire faveur, pourboire.

Une autre fois, venant à Sefrou, par hasard, l’avant-veille de la Pâque, nous trouvâmes la population féminine presque au complet agenouillée dans la rivière, semblait-il, en réalité sur de gros galets à fleur d’eau, en train de laver le linge de la maisonnée, car, pour la Pâque, on ne doit porter que des vêtements neufs ou nouvellement blanchis. Un gai soleil printanier faisait chanter les verts presque jaunes encore des feuillages tendres des saules au bord de l’eau. Ici et là, dans la rivière même, sur de grosses pierres qui émergeaient, des fourneaux d’argile étaient installés, surmontés de chaudrons de cuivre où bouillait la lessive. Et sur toute la rivière, ce peuple de femmes jasantes et affairées, ces battoirs frappant le linge en rythmes discordants, les couleurs hardies des vêtements troussés et des clairs mouchoirs de tête, les formes bizarres que prend, sur la rive, le linge tordu et enroulé comme des serpents dans un nid, l’éclat vif des chaudrons au soleil, les reflets dansant dans l’eau, les flammes jaillies des petits fourneaux, tout cela composait une scène d’un pittoresque un peu affolant, comme l’image mouvante et inquiétante d’un autre monde.

C’est le même jour que, poursuivant notre promenade dans les rues de Sefrou, dont un ruisseau traçait l’itinéraire, nous eûmes l’occasion de pénétrer avec lui, le plus naturellement du monde, dans plusieurs cours de maisons où il glisse sur un lit de briques rouges. Rien ne serait plus gracieux que ces rigoles chantantes dans les patios, si elles n’étaient transformées en égouts. On venait d’immoler pour la Pâque des bêtes dont le sang rougissait l’eau, qui charriait en outre toutes sortes de détritus. Les grands nettoyages de la Pâque n’allant pas sans causer un supplément de désordre, on pouvait voir, apportés des étages dans le patio, pour les laver ensemble, les objets les plus surprenants. Dans une bassine de terre cuite, des châles brodés trempaient avec des intestins de bêtes. De jolis tapis de laine, des ceintures de soie traînaient parmi les ustensiles de cuisine. Et, pour finir, la cour où l’on nous offrit un goûter de confiture à la rose, était si maculée de boue et de sang que nous osions à peine en accepter l’hospitalité gracieuse et indiscrète à la fois : « D’où venez-vous ? Avez-vous des enfants ? Eh ! quoi, cette belle fille n’est pas encore mariée ? »

C’est une particularité du Maroc d’avoir, à côté des villages berbères, des villages juifs, en relation d’assez bon voisinage les uns avec les autres, car ils se complètent mutuellement.

Les Berbères, petits cultivateurs ou éleveurs, n’ont aucun goût pour le commerce. Aussi sont-ils bien aises d’avoir, à côté d’eux, des mercantis capables de leur fournir les quelques objets manufacturés qu’ils utilisent. D’autre part, ils sont ennemis de l’épargne. Ce qu’ils ont, ils le dépensent immédiatement. Dans les mauvaises années, quand l’argent est rare, ils vont trouver le juif voisin qui leur sert de prêteur et parfois lui apportent en gage, comme nous au mont-de-piété, les quelques objets de valeur qu’ils se trouvent posséder.

La population juive des villages ne s’enrichit pas beaucoup à ces petits négoces et à ces menus prêts, inutile de le dire. Elle reste assez misérable, mais elle vit. Vit-elle mieux à la montagne que dans les mellahs des villes ? À elle de le dire. Il nous semble qu’elle y est plus libre, moins tenue à l’écart, et, par conséquent, plus heureuse, quoique moins riche.

Mais s’il est un endroit où les Israélites soient vraiment comblés, au Maroc, c’est bien Sefrou, ce paradis terrestre. L’on songe aux efforts des Juifs palestiniens, à leurs luttes incessantes, à leurs victoires difficiles, à leur avenir incertain. Et voici les gens de Sefrou, installés tout près de Fez depuis sept siècles, ayant subi, il est vrai, des invasions, mais s’en étant toujours libérés, prospères, tranquilles, régis par leurs lois propres, vivant selon leurs usages traditionnels et jouissant de ces privilèges inestimables : un climat merveilleux, une terre incroyablement fertile, de l’eau partout, en rivières, en ruisseaux, rigoles et cascades. Heureuse Sefrou ! Que n’a-t-elle su discipliner son humeur comme elle a discipliné le sol ? Ou bien préfère-t-elle vivre à jamais, elle si stable en réalité, dans l’atmosphère énervée du désordre et de l’improvisation, comme se préparant sans cesse à de nouveaux départs par des déménagements jamais finis ? Grand bien lui en fasse ! Elle n’en est que plus pittoresque : un poème bariolé, un feuillet de la Bible, une vivante « Orientale », Sefrou.

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