Si la technique et les mœurs des artisans de Fez rappellent notre XIIIe siècle, l’Université de Fez est encore bien plus évocatrice du passé. Cette Université célèbre dans tout l’Islam, et dont la réputation ne fait que s’accroître, ne donne qu’un enseignement purement théologique comme notre Sorbonne d’autrefois. Cet enseignement s’abrite dans l’ombre de la mosquée Karaouiyine, temple riche et mystérieux où nous n’entrons pas, car, au Maroc, les étrangers ne pénètrent pas dans les mosquées.
La Karaouiyine ne nous est cependant pas inconnue car, bâtie au centre de la ville, près de Moulay Idriss, et grande ouverte sur les rues par de multiples portes, le passant la voit apparaître et disparaître par éclairs, dans la blancheur étincelante d’un cloître, une rangée de colonnades, un pavé de faïence bleue où bouillonne une fontaine… Les poètes arabes ont chanté la mosquée Karaouiyine. Ils l’ont chantée pour sa grandeur (elle peut contenir, paraît-il, 20 000 personnes). Ils l’ont chantée pour la fraîcheur qu’on y goûte les jours d’été. « Mosquée Karaouiyine, s’écrie l’un d’eux avec cette préciosité qui est leur marque propre, assis auprès de ton jet d’eau par les grandes chaleurs, je ressens la béatitude. Et, s’il devait jamais tarir, ce jet d’eau, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore »
Mais ce n’est pas seulement une oasis pour la sieste et un temple pour la prière, c’est une Sorbonne. Et une Sorbonne florissante, puisqu’elle comptait l’an dernier 150 professeurs et 700 élèves. Mais une Sorbonne bien marocaine, bien hassani, comme on dit là-bas, ni formaliste, ni guindée de règles et de méthodes, pleine de bonhomie indolente. Point d’examen d’entrée ni de sortie, point de diplômes officiels, chaque étudiant (Tolba) entre là à son gré ; il suffit qu’il ait appris le Coran. Il choisit ses maîtres selon son goût, et selon la mode, car il y a des professeurs à la mode. Aucun cycle d’études déterminé et aucune durée fixe non plus ; l’étudiant se retire quand il s’estime lui-même assez savant.
Mais sans doute parce que plus on s’instruit et moins on s’estime savant, ou simplement parce que la vie d’un tolba est douce, ils ne parviennent pas à s’arracher à leur chère Karaouiyine, et l’on connaît des étudiants de douze, quinze et vingt ans, qui ne se lassent pas d’aller rêver sous les fraîches arcades de cette Sorbonne.
Leur existence est joyeuse. Ils ont des farces rituelles, dignes de tenter un Rabelais. Tous les printemps, par exemple, ils élisent un sultan pour rire, et ce sultan jouit, durant huit jours, d’une souveraineté fictive, prétexte à épigrammes sans fin contre le gouvernement. Et pendant huit jours, se sont noces et festins. Et tous les ans, les mêmes plaisanteries se répètent, comme notre carnaval et nos masques, excitant toujours les mêmes rires, car la gaieté humaine n’a pas besoin de nouveau.
Du reste, le tolba est fort pauvre. Il vit dans les cellules nues et sales de médersas, ou séminaires d’étudiants, monuments somptueux et moisis, chefs-d’œuvre de l’art hispano-mauresque du XIVe siècle. Chaque jour, il reçoit de la ville la ration d’un pain. Ration suffisante pour un croyant, car l’ascétisme est le signe de la raison.
Nous savons comment se donne la leçon. Le maître choisit un coin de la mosquée. Il est accroupi par terre, au milieu du cercle de ses élèves, accroupis comme lui. Quelques maîtres ont droit à une chaise : c’est un insigne rare ; et plus le mérite est grand, plus la chaise est haute. Pas de livres, pas de notes, point de ces vils accessoires, crayons et stylos.… Seul l’élève préféré, assis en face du maître, tient le livre objet de la leçon ; il le lit à voix haute, et bientôt le maître l’interrompt et commence ses commentaires, ses gloses infinies ; il cite de mémoire tous les sages de l’Islam ; il prouve qu’il a beaucoup lu et la sagesse coule intarissablement de ses lèvres.
Tout l’enseignement est ainsi, de commentaires, d’exégèse des textes sacrés. Point d’histoire, ni de géographie, ni de sciences exactes, rien que de la théologie et du droit, ce qui exerce la logique, aiguise la subtilité sophistique, apprend l’art suprême de la dispute. Tout au plus un peu d’astronomie, car la science des astres est sacrée. Pourquoi d’ailleurs sortir du Coran ? Toute la vérité est enfermée dans ce livre et sa connaissance, littérale et intellectuelle, confère à elle seule la science de l’univers.

Parfois, dans quelque sombre impasse de Fez, le passant est saisi par un murmure chantant ininterrompu, qui sort de petits auvents de bois sculpté. Ce sont les écoles coraniques où les petits Fassis viennent apprendre à lire. Ils n’ont qu’un livre, celui que Dieu a dicté au prophète, et leur doigt suit sur la page le verset sacré qu’ils chantent en se balançant d’avant en arrière, selon le rite. Le maître d’école, sa gaule à la main, entonne le début du verset, afin d’ entraîner ceux qui savent, les aînés, lesquels entraînent à leur tour les plus petits, et jusqu’aux marmots de trois ans, les yeux étonnés, qui prennent part au balancement général, empêtrés dans leurs longues robes brodées… Et c’est, dans toute l’école, une ondulation rythmée de ces enfants, comme des roseaux sous le courant, cependant que monte l’hymne vers le Seigneur.
Comment décrire ces antiques coutumes didactiques, sans reconnaître le grain d’or et d’éternelle vérité caché sous ces efforts stériles ? C’est un enseignement profondément idéaliste, pour qui seul compte le but suprême de toute science : la sagesse, et qui méprise les conséquences pratiques du savoir que seuls prisent les modernes. C’est un enseignement ascétique : les tolbas de Fez n’ont aucune ambition d’argent, le titre d’uléma ou de docteur, que leur valent leurs études, n’emporte aucun avantage matériel, aucun traitement. Certains ulémas se dirigent vers l’administration musulmane, mais beaucoup se contentent de la considération unanimement attachée en Islam à ceux qui connaissent la loi de Dieu. La haute instruction islamique est aux mains des pauvres. Les ulémas ont cet esprit de « joyeuse pauvreté » que Proudhon tenait pour le signe de la vraie culture.
M. Alfred Bel, directeur de la médersa de Tlemcen, chargé de mission à Fez, m’a compté qu’au début de la guerre il alla voir officiellement le plus âgé des maîtres de la Karaouiyine, un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui jouit dans la ville de la réputation d’un saint. Le Protectorat avait alors des projets de réorganisation du haut enseignement islamique, et il songeait notamment à instituer un doyen chef de l’Université. M. Bel voulait proposer au vieil uléma le titre de doyen. Il eut grand peine à découvrir son logis, une pauvre chambre dans une ruelle noire, où le vieillard vivait de thé à la menthe, parmi des livres. « La France te propose, lui dit M. Bel, d’être le chef de l’Université. C’est toi qui dirigeras les professeurs et les élèves. Tous te respectent et t’aiment pour ta grande science et ta piété ». Et il ajouta que la France mettait à sa disposition un traitement annuel, inespéré pour lui de 12 000 pesetas. Mais le vieillard hocha la tête : «Je n’ai jamais commandé à personne, et je n’ai jamais été commandé par personne ! Et tu veux non seulement que je fasse la loi aux ulémas et aux tolbas, mais que j’obéisse aux ministres, au grand vizir et au sultan ? Ton cadeau me coûterait trop cher. Merci ».