Riad Inaya Fez

La Politesse de Fez

mars 5, 2025

Article de 1937 de Marie-Louise Bercher intitulé « Suite marocaine », dont deux chapitres sont consacrés à Fès et Sefrou. In : Revue des Deux Mondes

Article de 1937 de Marie-Louise Bercher intitulé « Suite marocaine », dont deux chapitres sont consacrés à Fès et Sefrou. In : Revue des Deux Mondes

Sans bruit, ils vont, ils viennent, ils passent, les Fâsi aux babouches jaunes. Leur costume est modeste à l’extrême. Propre chez les riches, négligée chez les petits bourgeois, les artisans et les mesquines, c’est la même laine blanche qui les vêt. Seuls les étudiants arborent des habits de couleur, mais le soleil de midi, à travers les claies de roseau qui recouvrent les ruelles, assourdit et apaise les tons vifs, comme un clair de lune.

— Vous avez choisi, bel éphèbe au regard noyé, cet orangé vigoureux ou ce violet profond chez le marchand qui fume sa pipette de kif dans sa boutique du souk aux laines. Mais vous savez qu’à la lumière de Fez l’orangé s’irisera de gris fins et que le violet se feutrera de noir. Aussi préférez-vous d’habitude les roses délicats, les gris subtils, les verts célestes.

Pas de femmes dans les rues, ou seulement quelques vieilles esclaves porteuses de victuailles accumulées sur leur tête dans des serviettes grossières, quelques négresses voilées de bleu et des mendiantes sans âge qui gémissent à longueur de journée leur même mélopée implorante où revient sans cesse le nom d’Allah. Le charme des rues de Fez ne doit rien aux femmes. Il faut bien avouer que, tel qu’il est, il n’est possible qu’en leur absence.

La vie des femmes de Fez se passe entre les murs de maisons modestes d’apparence, car rien qu’une porte plus massive ornée de clous plus gros ou qu’une fenêtre bombée à l’andalouse ne signale à l’extérieur la demeure du riche. Pas de quartier riche et de quartier pauvre. Les riches possèdent, il est vrai, de belles maisons de campagne sur les coteaux voisins ; mais, dans Fez, tous vivent dans une promiscuité fraternelle qui impose aux uns la simplicité, aux autres une discrétion et une politesse de bon aloi.

Il y a un mot en arabe pour exprimer cette nuance de politesse venue de l’âme qui caractérise admirablement l’atmosphère de Fez : la hichma, ou, en langue vulgaire, la hachouma

La hachouma, c’est la vergogne qui fait que l’on se détourne des spectacles et des propos indignes d’un gentilhomme. La hachouma, jointe à la sérénité islamique, donne aux Fâsi un air de détachement et de distinction vraiment nobles. La hachouma impose aux jeunes gens une si bonne tenue qu’ils évitent de parler fort devant les vieillards et même devant ceux qui sont de peu leurs aînés, frères ou cousins. De même, le cadet ne fume pas devant l’aîné, à plus forte raison devant son père et son oncle. Il n’est pas convenable de se mettre en colère, de paraître excité, de marcher à pas précipités dans la rue, de dire ses vérités à quelqu’un en présence de témoins, d’étaler des joies que la pudeur doit tenir cachées, de se témoigner mutuellement des sentiments sans retenue.

 

Voici deux beaux et pâles jeunes gens, des étudiants de l’université El Qayrawiyin sans doute, qui marchent côte à côte, emportant des feuillets du livre qui fait l’objet d’un des cours de leurs professeurs. Ils ne se parlent pas. Ils se tiennent affectueusement par le petit doigt. Suivons-les. Ils gravissent une butte d’où, à l’heure du couchant, l’on voit, à une certaine distance, les silhouettes féminines lentement – se grouper sur les terrasses, tandis que des musiques invisibles montent des patios secrets. Là encore, nos éphèbes gardent le silence, ou bien ils causent si doucement, à un rythme si détendu, qu’on les dirait indifférents au spectacle qu’ils ont cherché pourtant, ou stupides. Ne nous y trompons pas. Ils sont artistes à leur manière. Ils goûtent le charme de ces moments délicieux où Fez se pare d’un reflet de perle fine, mais il ne serait pas décent qu’ils s’extasient bruyamment, se livrent à des plaisanteries qui les feraient remarquer, ou témoignent leur plaisir avec vivacité, à la manière des étudiants de chez nous.

La hachouma est partout à Fez. Elle imprègne la vie et conditionne les arts et l’architecture. Il est contraire à la hachouma de faire déborder sur le mur extérieur le luxe intérieur de sa maison. Il n’est permis qu’aux mosquées, aux médersas, ou bien à quelques fontaines qui sont à l’origine des fondations pieuses (habous), de montrer aux regards des passants de beaux dessins géométriques, de fines dentelles de pierre et d’ingénieuses mosaïques.

Pénétrons, par faveur, dans un intérieur riche. Comme, malgré le chatoiement des couleurs, mosaïques et peintures sont discrètes ! Leurs lignes sont de pure géométrie. Bien entendu, ceci n’est pas spécial à Fez, mais à toutes les villes où l’Islam s’est conservé très pur et a continué d’animer la vie tout entière. Si l’on y réfléchit, ce parti pris géométrique de l’ornementation musulmane, né du dogme islamique lui- même, représente une série de purifications successives infligées au réel pour le dépouiller de tout son pittoresque et le styliser en figures très calmes, pas le moins du monde agressives, qui ont chacune cependant leur vertu propre.

  1. E. Borrel fait remarquer, par exemple, que : « un polygone d’un nombre pair de côtés donne une idée de stabilité ; répété dans un ensemble, il engendre un sentiment de calme. Au contraire, un polygone impair éveille une impression d’instabilité qui, multipliée, peut aller jusqu’à l’inquiétude ». L’entrelacs, les lettres de l’alphabet, les chiffres ont, chez les mystiques de l’Islam surtout, leur signification analogue à celle des nombres chez nous, au moyen âge. Une valeur transcendante est attachée à chaque lettre. Louis Massignon, dans un bel article sur « l’Arabe, langue liturgique de l’Islam » (Cahiers du Sud, Août 1935), précise les sens spécifiques attachés aux consonnes de l’alphabet arabe. Ces sens ont beau avoir une valeur apocalyptique, ils sont vaguement sentis par les lettrés, et même par les simples qui les découvrent inclus dans les versets du Coran ou dans des sentences des Hadith, pris dans un ensemble de décoration murale.

Le croyant, qui passe de longues heures à rêver dans sa demeure, peut y trouver des thèmes de méditation sans fin. Mais tout cela reste très discret. Tout est suggéré, proposé, jamais affirmé avec ce durcissement réaliste qu’affectent souvent nos motifs ornementaux modernes, destinés à illustrer d’agressifs slogans.

Un dernier trait qui caractérise la vieille culture islamique à Fez et qui contribue à lui donner son extraordinaire cachet de distinction, c’est que l’intérêt matériel, l’amour du gain, ne semble jamais le premier souci d’un Fâsi. Cette ville, bien que très anciennement bourgeoise, n’est pas entachée des vulgarités qu’amène, à la longue, la possession de la richesse.

« Les puissances d’argent n’étant pas encore venues les avilir, écrit Philippe Guiberteau, il en résulte cette lumière sur le visage de tant de travailleurs de Fez… La certitude ne les quitte pas que nous ne sommes que poussière. Ce marchand, accroupi derrière son étalage, ne me répond pas, parce qu’il récite son chapelet ; tant d’autres à l’annonce d’un malheur grand ou petit, disent : « Cela ne compte en rien » ; sur tous les murs de Fez, on voit écrit « Allah » en cent endroits. »

Si le Fâsi est pieux, il met Allah au centre de sa vie, fréquente plusieurs fois le jour la mosquée de sa confrérie, — chaque métier a sa confrérie et son saint patron, — distribue aux pauvres, selon le précepte coranique, une fraction importante de ses gains. Certains jours, ce sont de véritables hordes de miséreux qui viennent battre les seuils des maisons des riches (j’ai failli une fois être écrasée dans une telle cohue), et personne ne se retire les mains vides.

Ceux mêmes dont la religion n’est que de convenance et de pure forme, ont trop le souci de leur réputation, de leur honneur et de la dignité de leur vie, pour laisser croire qu’ils mettent à la poursuite du gain ou à la conservation des richesses un acharnement qui les déconsidérerait. Leur manière à tous, si aisée et si noble, de porter l’éternité dans leurs vêtements, leurs gestes, leurs attitudes, s’assortit à leur ville même, dont les bruits familiers sont celui des eaux souterraines et l’étrange battement de castagnettes aériennes que fait le peuple innombrable des cigognes.

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Close
Close